Kenya : L’inflation du prix du pétrole révèle les tensions autour du coût et de l’accessibilité d’une matière essentielle à l’économie du pays

Il n’est pas rare d’observer que l’augmentation du prix du pétrole a des conséquences sur l’ensemble de l’économie mondiale mais nous constatons toujours que certaines économies nationales, pétro-dépendantes, s’en trouvent relativement plus affectées. La régulation du prix des combustibles pour les utilisateurs est un enjeu crucial mais elle implique, sinon des coûts importants, des politiques publiques transparentes.

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Etienne Garnier
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Au Kenya, 54% des richesses créées en 2017 provenaient du secteur des services (notamment de transport, économiques et financiers), et le pays importe nettement plus de marchandises qu’il n’en exporte. Le dynamisme de l’économie kényane est donc extrêmement dépendant du cours du pétrole.

Pour faire face à cette fragilité, le Kenya mène une politique publique visant à réguler le prix des combustibles. Cette régulation prend la forme d’un accord passé entre le gouvernement et les principaux distributeurs de carburants, chargés ensuite d’approvisionner les « petits » détaillants à travers le pays. Tandis que le prix du litre à la pompe demeure bloqué à une certaine valeur, pouvant être réévaluée chaque mois sur demande du gouvernement, les distributeurs bénéficient de subventions leur permettant de couvrir leurs frais en cas de hausse brutale.

Nous constatons toutefois début avril que le Kenya, en particulier certaines grandes villes comme sa capitale Nairobi, font face à une importante pénurie de carburants : des files d’attentes interminables aux stations à essence et une spéculation sauvage sur les litres restants apparaissent un peu partout dans le pays. 

In fine, cette pénurie provoquera une baisse radicale du pouvoir d’achat des kényans dont la consommation est largement constituée de produits dépendants du prix du pétrole.

A l’origine de cette pénurie, une hausse significative du prix du pétrole et des tensions entre le gouvernement et ses partenaires pétroliers

Pour Monica Juma, ministre de l’Énergie et du pétrole au gouvernement kényan, cette pénurie serait le fait de distributeurs peu scrupuleux qui auraient accru leur profit en exportant le pétrole destiné à un usage local, diminuant ainsi les réserves disponibles à court terme sur le territoire. Sans tous les citer, elle expose cependant publiquement ses différends avec le distributeur français Rubis Énergie qu’elle accuse de « sabotage économique ».

"Certains acteurs ont (...) détourné des chargements destinés à l'usage domestique pour les exporter dans la région afin d'améliorer encore davantage leurs profits anormaux", selon M. Juma

Plusieurs sources du ministère de l’Intérieur ont ainsi déclaré avoir émis un ordre d’expulsion à l’encontre du PDG de la filiale française, Jean-Christian Bergeron, accusé d’avoir joué un rôle important dans cette volte-face générale. 

Dans un communiqué officiel du 14 avril 2022, Rubis Energie reconnaît en effet avoir augmenté ses ventes à l’export, notamment à destination des pays voisins du Kenya dans lesquels elle est implantée, à savoir l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi, mais se défend formellement de l’avoir fait « au détriment de la fluidité du marché kenyan ». La firme déclare avoir garanti la transparence imposée dans sa collaboration avec les autorités kényanes, mais annonce subitement le retour en France de son PDG pour l’Afrique de l’Est.

Le haro jeté sur Rubis Energie et ses partenaires par les autorités kényanes révèle toutefois la forte pression à laquelle sont exposés les distributeurs privés, en particulier internationaux, dans la gestion des flux de pétrole. 

Forte de sa récente position de leader sur le marché kenyan (20% des parts), la filiale française accuse le coup sans toutefois échapper aux stéréotypes du coupable idéal, au regard notamment de son influence, alors que l’augmentation mondiale du prix du pétrole prend essentiellement ses racines dans le choc d’offre provoqué par le conflit russo-ukrainien. 

Une mauvaise administration dans le versement des subventions 

Il reste désormais à observer les raisons qui expliquent que les distributeurs de carburant se soient tournés vers une solution d’exportation - ou de rétention - de leur stock.

L’ensemble des fournisseurs kenyans s’accordent à dire que les récents accords conclus avec le gouvernement kenyan pour le subventionnement du prix du pétrole n’étaient pas respectés.

Alors que le prix à l’achat du pétrole a été considérablement impacté à la hausse, ceux-ci se doivent de fournir en essence les consommateurs kényans à un prix régulé, objet des accords passés avec le gouvernement. Rapidement, la fixité des prix de l’essence à la pompe ne permet pas aux distributeurs de couvrir le prix à l’achat d’un pétrole de plus en plus cher.

C’est en cela que les subventions gouvernementales prennent leur importance ; une fois versées, elles permettent aux distributeurs de compenser les pertes dues aux fluctuations du prix afin que ceux-ci bénéficient d’une marge suffisante tout en garantissant aux utilisateurs des prix fixes, actuellement plafonnés à 134,72 shillings kényans, soit 1 euro le litre.

Mais l’équilibre d’un tel système n’est garanti que si de telles subventions étaient effectivement versées. Or, nombre de distributeurs dénoncent d’importants retards dans leur paiement, ce qui aurait eu pour conséquence d’accroître la pression qu’ils subissent vis-à-vis des mesures de régulation.

Un goulot d’étranglement qui justifierait selon certains que les stocks soient expédiés à l’étranger, ou tout simplement dissimulés, de sorte que le marché kenyan s’en trouve démuni.

« Il y a eu des retards dans le versement des indemnités du fonds de stabilisation. Cela a conduit un certain nombre de sociétés pétrolières à retarder les ventes sur le marché local » a déclaré l’Autorité de régulation de l’énergie et du pétrole (EPRA), créée en 2017 et intégrée au triptyque des autorités chargées de la gestion et de la réglementation des ressources énergétiques au Kenya.

L’EPRA estime que la somme des subventions non versées ces derniers mois s’évalue à 113 millions de $, alors que les distributeurs se voient contraints de plafonner le prix de l’essence à 134,72 shillings le litre, lequel aurait dû normalement bondir à 155 shillings en l’absence de toute régulation.

La rétention des stocks devient donc un instrument de pression efficace à disposition des offreurs pour susciter un rapide paiement des subventions promises par le gouvernement, ou du moins une réévaluation du prix plafonné, mais celui-ci semble vouloir s’obstiner à voir dans ces agissements une rétention fautive, un « sabotage économique ».

« A qui la faute ? » : conflit aérien entre le gouvernement et les distributeurs pendant que la pénurie s’accentue 

Alors que dans certaines stations le prix du litre d’essence dépasse les 200 shillings, soit plus de 50% plus cher que le tarif émis par l’EPRA, les belligérants entretiennent un dialogue institutionnel musclé.

« La pénurie restera si le gouvernement ne s’attaque pas à la cause profonde du problème », confie anonymement le directeur d’un grand distributeur de pétrole à The East African, qui déplore que le gouvernement n’engage pas suffisamment de fonds dans la lutte contre l’inflation et néglige les distributeurs implantés au Kenya.

Si le plafonnement des prix de l’essence n’est pas couvert par une politique publique de soutien pérenne, il y a fort à parier que les pétroliers se tourneront vers des marchés moins régulés, et ce d’autant plus qu’au Kenya les prix plafonnés demeurent les moins chers de toute l’Afrique subsaharienne. 

Le drama suscité par l’éviction d’Afrique du PDG de Rubis Energie Kenya est à l’image des relations actuelles entre pétroliers et gouvernement, qui s’enveniment à chaque envolée du prix du pétrole, ce qui fut constaté moins récemment à l’occasion des chocs provoqués par la crise sanitaire. 

La politique publique de régulation du prix du pétrole n’a donc pas les moyens comptables de ses ambitions, et le gouvernement kényan exerce une politique coercitive vis-à-vis des partenaires pétroliers qu’il renonce à subventionner, à l’image des propos de Monica Juma. 

De leur côté, les pétroliers s’estiment étranglés par un plafonnement des prix exigeant et un subventionnement bien trop sporadique, et renoncent à payer de leur poche le coût d’une régulation trop ambitieuse. 

Ils ont alors déserté les réseaux de distribution nationaux, raréfiant l’offre, ce qui a provoqué une hausse flagrante des prix chez les petits détaillants et ricoché avec force sur l’activité économique d’un pays pétro-dépendant.

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