Ouganda : Taxes et censure des réseaux sociaux lors des enjeux électoraux, reflet d’un pays en plein développement sur fond de régime autoritaire

La connectivité, au cœur de nombreux programmes de développement, progresse et ne cesse de s’améliorer sur le continent africain. Les plateformes de communication, partie intégrante du quotidien de la jeunesse africaine, permettent une adhésion généralisée aux processus de démocratisation. Cependant, l’Afrique reste la région du monde la plus soumise à la censure et au contrôle resserré des réseaux sociaux. Selon l’agence Ecofin spécialisée dans la gestion publique et l'économie africaine, ce phénomène surgit dans la majorité des cas lors d’événements politiques comme les élections (21 %) et les manifestations (37 %).

Par  
Inès Astié
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L’Ouganda ne déroge pas à la règle. Depuis la fin de la dictature sanglante d’Amin Dada en 1979, le pays connaît une ouverture démocratique sans précédent, libéralisant notamment le secteur médiatique. Ainsi, sur les plus de 45 millions d’habitants que compte le pays, 10 millions d’individus ont accès à un service mobile via internet. Comme une grande majorité d’africains, de plus en plus d’ougandais accèdent aux médias sociaux, mais cette libéralisation semble bien souvent entachée par une atteinte aux libertés de la part du gouvernement en place.

Yoweri Museveni, dirigeant du pays depuis 36 ans, s'est vu attribuer la lourde tâche en 1986 de rétablir la stabilité dans un pays meurtri par la guerre civile. Porté par les recommandations de la Banque Mondiale, l’Ouganda montre des résultats encourageants en termes de croissance, d’inflation et de liberté des échanges.

Malgré l’adoption d’une politique se voulant démocratique et libérale, la côte de popularité de l’actuel président baisse d’année en année et sa réélection pour un sixième mandat en 2021 est très controversée tant à l’intérieur du pays que sur le plan international. Les cinq dernières élections présidentielles furent déjà marquées par la violence, l'intimidation des électeurs et des journalistes ainsi que le contrôle rigide des médias sociaux.

Paradoxe d’un libéralisme autoritaire conciliant à la fois traits démocratiques et politique de censure

Dès 2016 et à la veille de la cérémonie d’investiture du président ougandais, la plupart des réseaux sociaux du pays avaient été bloqués. Ainsi, Facebook, WhatsApp et Twitter furent interrompus et ce alors même qu’il s’agit des médias utilisés majoritairement par les journalistes du pays pour communiquer des actualités en temps réel. 

Les autorités se sont défendues en arguant de la sécurité nationale sans plus de précisions mais cet évènement est intervenu peu de temps après que le principal opposant Kizza Besigye, médecin et homme politique ougandais, ait remis en cause les résultats du scrutin. Il n’en demeure pas moins que l'Ouganda se classe à la 102ème place sur 180 pays au Classement de la liberté de la presse établi par Reporter sans Frontière en 2016. 

En 2018, le gouvernement va plus loin en instaurant des taxes sur certains réseaux sociaux et sur les services de monnaie mobile permettant le transfert d'argent via son téléphone portable. Dès le 1er juillet, les internautes souhaitant se connecter aux réseaux sociaux tels que Facebook, Twitter, WhatsApp ou encore Instagram étaient soumis à une taxe de 200 shilling ougandais par jour équivalent à environ 0,05 dollars par jour.

Ce n'est pas aux autorités ougandaises de déterminer quelles discussions en cours sur les réseaux sociaux sont utiles. En revanche, il est de leur responsabilité de faire respecter et de favoriser l’exercice sans entrave du droit à la liberté d’expression, sur Internet comme ailleurs.” J. Nyanyuki

Avec un tiers des Ougandais vivant en dessous du seuil de pauvreté et percevant 1,90 dollars par jour (environ 7000 shilling), la nouvelle taxe est mal perçue et a conduit à une marginalisation de milliers de gens préoccupés par des besoins essentiels autres que la connectivité. Le gouvernement n’a pas hésité à mettre la pression sur les opérateurs mobiles nationaux, leur forçant la main pour l’implémentation de la taxe.

Sur le plan international, cette taxe fut perçue comme une nouvelle tentative d’atteinte à la liberté d’expression. Pour Joan Nyanyuki, directrice régionale d’Amnesty International en Afrique de l’est, “ce n'est pas aux autorités ougandaises de déterminer quelles discussions en cours sur les réseaux sociaux sont utiles. En revanche, il est de leur responsabilité de faire respecter et de favoriser l’exercice sans entrave du droit à la liberté d’expression, sur Internet comme ailleurs.” En conséquence, selon l’agence Ecofin, la taxe aurait fait reculer de 15,62% le nombre d’internautes dans le pays.

Un étau encore resserré autour des médias lors des élections 2021 dans un climat politique tendu

La réélection en 2021 de Museveni ou “M7”, comme il est surnommé en Ouganda, s’est accompagnée d’un tour de vis supplémentaire à l’encontre des médias. Dès 2019 déjà, des diplomates de l’Union européenne, des États-Unis et de 14 autres pays avaient fait part de leur grande inquiétude face aux récentes attaques des autorités contre la liberté de la presse et celle de manifester en Ouganda. L’Uganda Communications Commission (UCC) avait en effet donné l’ordre à plusieurs chaînes de télévision et radios de suspendre leur rédacteur en chef, responsables de programme et producteurs. 

En résulte une perte de 30 places entre 2016 et 2022 dans le classement de Reporters Sans Frontières précédemment énoncé.

L’UCC dénonce un parti-pris des médias dans leur couverture médiatique de  l’arrestation de Bobi Wine. Elle estime qu’ils ont excessivement critiqué l’arrestation de l’ancien chanteur devenu député ougandais de l’opposition, et principal adversaire de l’actuel président. Au-delà de cette atteinte à la liberté de la presse, les diplomates internationaux dénoncent les violences dont ont fait preuve les autorités contre des manifestants pourtant pacifistes. 

A l’approche des élections, la situation s’est empirée. Déjà affaibli par une campagne électorale particulièrement violente, parsemée d’émeutes sanglantes et de protestations ayant causé la mort de plusieurs dizaines de personnes, le pays se voit une fois de plus touché par de nouvelles mesures contraignantes. Paulo Ekochu, président du conseil des médias ougandais a annoncé le 10 décembre 2020, la mise en œuvre d’une demande d’accréditation obligatoire ainsi que d’un laissez-passer spécial pour tout média ou journaliste souhaitant continuer à exercer et couvrir la campagne et le scrutin du 14 janvier 2021. Mesure ayant touché les reporters locaux comme étrangers.

“Cette mesure qui prend la forme d'un dangereux ultimatum constitue une tentative grossière d’empêcher une couverture large et indépendante du processus électoral. Elle est d'autant plus inquiétante que le régulateur des médias n'a rien fait pour arrêter les graves violences perpétrées contre les journalistes ces dernières semaines. Nous exhortons les autorités à laisser les journalistes exercer librement leur métier et à assurer leur protection. Aucune élection crédible ne peut se tenir sans eux." a déclaré Arnaud Froger, journaliste et responsable du bureau Afrique et de l’unité d’investigation de Reporters sans frontières. 

Parallèlement à cela, Museveni avait ordonné aux opérateurs téléphoniques de couper Internet pendant les élections. Toutes ces mesures visent clairement à réduire au silence les quelques observateurs électoraux accrédités, opposant(es) politiques, défenseur(es) des droits humains, les militant(es) et journalistes suivant de près les élections et dénonçant une fraude gouvernementale. 

Mais elles interviennent aussi en représailles de la fermeture de certains faux comptes Facebook appartenant à des responsables gouvernementaux, accusés de perturber le débat public.

Développement d’un mouvement de jeunesse protestataire

Dans un pays où un habitant sur deux a moins de 16 ans, Museveni est le seul président que la plupart des Ougandais connaissent. La nouvelle génération d’ougandais a soif de changement et rejette le monopole du pouvoir représenté par l’actuel président. Elle est unie derrière la figure de Bobi Wine et son mouvement populaire, People Power Movement et prône la transition vers une véritable démocratie.

Bobi Wine, alors âgé de 38 ans lors des dernières élections, est souvent qualifié comme étant le candidat de la jeunesse. Il a grandi dans l’un des bidonvilles de la capitale et est devenu célèbre grâce à son rap engagé politiquement. Élu député en 2017, il dénonce la politique répressive de Museveni et confie au journal Le Monde lors d’un entretien téléphonique, “Ma génération a subi les échecs de ce vieux régime dictatorial et corrompu qui nous a réduits à la pauvreté, nous a privés de bonne éducation et nous a volé notre jeunesse (...) Je considère que mon rôle est de porter leur voix pour un changement, pour la démocratie, et de les encourager à poursuivre la protestation non violente.”

Un changement futur n’est pas à négliger au vu de la forte proportion que prend la jeunesse dans le pays. En effet, 80% de la population en Ouganda a moins de 30 ans et subit depuis 1986 la flambée des inégalités et la répression du pouvoir en place. Au cours de la campagne présidentielle, chaque meeting de Bobi Wine a déferlé une foule toujours plus nombreuse et ses diverses arrestations ont provoqué de vives manifestations et des heurts avec les policiers et les militaires, qui n’ont pas hésité à ouvrir le feu et à procéder à des arrestations massives.

Grâce à la montée en puissance de son parti d’opposition et à l’influence qu’il détient à l’international, celui que l’on surnomme "le président du ghetto" peut espérer accéder à la tête du gouvernement et amorcer le changement qu’il promet visant à créer cinq millions d'emplois, d’investir dans les services publics et relancer la croissance.

L’occasion, peut-être, de redéfinir les rapports entre les pouvoirs publics et la sphère médiatique.

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